Blog d'actualités juridiques par Maître Thierry Vallat, avocat au Barreau de Paris (33 01 56 67 09 59) cabinet secondaire à Tallinn ISSN 2496-0837
Vous connaissez tous les tapisseries de la Dame à la Licorne, vedettes du Musée de Cluny à Paris, et classées monument historiques dans les années 1840 par Prosper Mérimée. Elles sont ainsi protégées et ne peuvent être vendues.
Mais nombre de chefs d'œuvre nationaux ne sont pas encore protégés et peuvent se retrouver à l'affiche de ventes aux enchères en France, suscitant la convoitise d'acheteurs étrangers.
C'est ainsi que devenu le tableau primitif le plus cher du monde lors de sa vente aux enchères le 27 octobre 2019 pour 24 millions d'euros à un milliardaire chilien, la Dérision du Christ de Cenni di Pepo, dit Cimabue, vient de se voir refuser son certificat d'exportation par le ministère de la Culture qui vise désormais son acquisition pour les collections nationales sous 30 mois.
Cette procédure laisse en effet à l’administration plus d’un an, à compter de la notification de la décision au propriétaire, pour réunir les fonds nécessaires à la réalisation d’une acquisition au bénéfice des collections nationales publiques. L’objectif est ici de permettre de le faire ntégrer les collections du musée du Louvre.
L’Etat se servirait-il du refus de certificat comme d’un moyen de pression lors du passage d’une œuvre en vente publique pour mieux préempter à moindre prix ?
Voyons donc comment fonctionnent la procédure de trésor national et celle du droit de préemption
1/ La règlementation concernant les trésors nationaux
Le Traité de Rome a laissé à chaque état membre le soin de définir ce qu’était un trésor national et c’est la seule exception définie à la libre circulation des marchandises. Chaque pays membre est libre de mettre ce qu’il veut derrière le terme
Les types de biens qualifiés trésors nationaux sont définis très précisément dans le code du patrimoine à son article L 111-1 qui dispose que:
"Sont des trésors nationaux :
1° Les biens appartenant aux collections des musées de France ;
2° Les archives publiques, au sens de l'article L. 211-4, ainsi que les biens classés comme archives historiques en application du livre II ;
3° Les biens classés au titre des monuments historiques en application du livre VI ;
4° Les autres biens faisant partie du domaine public mobilier, au sens de l'article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques ;
5° Les autres biens présentant un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l'histoire, de l'art ou de l'archéologie."
Cette définition est donc assez large et concerne des biens très divers. Il y a en fait trois catégories distinctes : tous les objets qui appartiennent aux collections publiques, c’est la part la plus importante, les biens culturels qui ont fait l’objet d’une mesure de classement au titre des monuments historiques ou au titre de la loi sur les archives et enfin, la plus restreinte, les biens culturels qui ont fait l’objet d’un refus de certificat d’exportation car considérés comme étant d’intérêt majeur pour le patrimoine national.
Les biens culturels soumis à la demande d’un certificat d’exportation entrent, eux-mêmes, dans des catégories bien précises en fonction de leur typologie, de leur ancienneté, de leur valeur et de la date de leur entrée sur le territoire. Par exemple, un tableau sera soumis à demande de certificat s’il est estimé à plus de 150 000 € et créé il y a plus de 50 ans.
Le refus de délivrance de certificat donne la possibilité à l'Etat de faire une proposition d'achat dans les 30 mois, durée pendant laquelle le propriétaire ne pourra pas renouveler sa demande de certificat.
Cette offre d'achat doit tenir compte des prix pratiqués sur le marché international. Si le propriétaire n'accepte pas ce prix, ce dernier sera déterminé par expertise. L'administration aura alors la possibilité d'accepter ce prix et à défaut, le certificat ne pourra plus être refusé.
Si malgré le refus de certificat et les offres de l’Etat faites d’après expertises, le vendeur ne veut toujours pas vendre alors le certificat sera reconduit. Il n’y aura pas d’expropriation. L’œuvre ne peut pas sortir mais le propriétaire peut la vendre sur le territoire.
Dans l'affaire du Cimabue, le prix proposé par l’État au propriétaire devrait théoriquement être celui qu’il devrait débourser, soit le montant de l’adjudication plus les frais de vente, ce qui reviendrait d’ailleurs à une préemption après la vente qui est devenue parfaite.
Qu'en est-il de la procédure de préemption ?
2/ Le droit de préemption de l'Etat
Le droit de préemption de l'Etat est issu de la loi du 31 décembre 1921, modifiée par l'Ordonnance n°2017-1134 du 5 juillet 2017 -et son art. 2, ce principe autorise l’État à exercer, « sur toute vente publique d’œuvres d’art (…) un droit de préemption par l’effet duquel il se trouve subrogé à l’adjudicataire ou à l’acheteur »
Il s'agit d'une procédure exceptionnelle qui permet aux collections publiques d’intégrer des œuvres représentant un intérêt majeur.
L'article L 132-1 dispose ainsi que:
"-L'Etat peut exercer, sur toute vente publique ou vente de gré à gré de biens culturels réalisée dans les conditions prévues par l'article L. 321-9 du code de commerce, un droit de préemption par l'effet duquel il se trouve subrogé à l'adjudicataire ou à l'acheteur.
La déclaration par l'autorité administrative qu'elle entend éventuellement user de son droit de préemption est faite, à l'issue de la vente, entre les mains de l'officier public ou ministériel dirigeant les adjudications ou de l'opérateur mentionné aux articles L. 321-4 et L. 321-24 du code de commerce habilité à organiser la vente publique ou la vente de gré à gré.
II.-L'officier public ou ministériel chargé de procéder à la vente publique des biens culturels définis par décret en Conseil d'Etat ou l'opérateur mentionné aux articles L. 321-4 et L. 321-24 du code du commerce habilité à organiser une telle vente en donne avis à l'autorité administrative au moins quinze jours à l'avance, avec toutes indications utiles sur lesdits biens. Il informe en même temps l'autorité administrative du jour, de l'heure et du lieu de la vente. L'envoi d'un catalogue avec mention du but de cet envoi tient lieu d'avis.
En cas de vente judiciaire, si le délai de quinze jours ne peut être observé, l'officier public ou ministériel, aussitôt qu'il est désigné pour procéder à la vente, fait parvenir à l'autorité administrative les indications utiles sur les biens culturels proposés à la vente.
L'opérateur mentionné aux articles L. 321-4 et L. 321-24 habilité à procéder à la vente de gré à gré des biens culturels notifie sans délai la transaction à l'autorité administrative, avec toutes indications utiles sur lesdits biens.
III.-La décision de l'autorité administrative intervient dans les quinze jours qui suivent la vente publique ou la notification de la transaction de gré à gré."
En pratique, lorsqu’un musée national est intéressé par une œuvre proposée aux enchères, il délègue l’un de ses employés pour se rendre à la vente, souvent à l’insu du commissaire-priseur et des potentiels acheteurs qui pourraient sinon être découragés. Muni de sa délégation de pouvoir et d’un prix maximum déterminé à l’avance, il attend le coup de marteau final pour se manifester, le plus souvent par la formule « préemption pour les musées de France au profit de tel musée ».
Quinze jours avant la vente, le commissaire priseur doit présenter au ministère de la culture les biens vendus. Ainsi, l’Etat peut faire valoir son droit de préemption s’il sent qu’il y a intérêt à acquérir ce bien.
Les règles pour préempter sont donc très strictes. une œuvre ne peut par exemple être préemptée sous son prix réserve (ne pouvant dépasser l’estimation basse). Par ailleurs, l’Etat ne peut en principe interdire l’exportation d’un bien à l’étranger sous l’appel « trésor national » et le préempter. L'affaire du Cimabue pourrait constituer par conséquent un contre-exemple à cette règle.
(crédits dessin: Cabinet Thierry Vallat)